“Lettre de Florence Gerard à Paulin Enfert” – 30 mars 2020

Cher Paulin,

Nous vivons une situation étrange.

Nous voilà tous dans le brouillard à marcher un sac sur le dos sans savoir combien de kilomètres il reste avant d’arriver à bon port. Et le sac pèse lourd, les chaussures font mal aux pieds, les jours s’ajoutent à la fatigue, le brouillard s’épaissit. C’est éprouvant. Pour tout dire, on ne comprend pas comment on en est là. Et aussi, on ne comprend pas pourquoi.
Tout est changé dans la vie de tous les jours. Même les enfants ne vont plus à l’école.

Hier nous ouvrions un nouveau foyer pour des femmes de la rue, aujourd’hui nous nous battons contre une maladie.

Chez toi à la Mie de pain, salariés et bénévoles font chacun ce qu’ils peuvent, selon son âge, son état de santé, ses contraintes familiales, à domicile ou présents sur les sites. Chacun fait de son mieux avec cœur. Chacun donne le meilleur.

Mais c’est dur. Nous avons désormais des malades parmi les salariés, confinés à leur domicile. Nous pensons bien à eux. Et te confions leur rétablissement et la santé de leur famille.

Pour les hébergés, les équipes s’en occupent bien, ils prennent bien soin d’eux. Il y a tant de malades dans les hôpitaux qu’on nous demande de garder les sans-abris malades sans complications. Il a fallu s’adapter. Ce sont les salariés et les bénévoles médecins et soignants qui prennent soin d’eux, au Refuge et puis au FJT. Là encore, ils font tout ce qui est humainement possible.

Désolée, la carte postale n’est pas rose.

La famille fait de son mieux, mais je ne te cacherai pas nos inquiétudes les uns pour les autres et aussi pour nos proches.

Les équipes redoublent de précaution, les fonctionnements sont adaptés en continu, on organise l’imprévisible… en espérant que ça suffira, qu’on passera le cap.

Ici, à 20 heures les balcons se remplissent pour applaudir les soignants, c’est vrai qu’ils le méritent, mais les salariés et bénévoles qui s’occupent des sans-abris aussi… J’ai parfois l’impression qu’on les oublie comme ces invisibles de la rue dont ils s’occupent.
Alors je t’écris ces quelques lignes pour te parler d’eux, leur rendre témoignage, te dire leur professionnalisme, leur dévouement, leur fatigue, et te confier leurs inquiétudes et leur santé ainsi que ceux qu’ils portent dans leur cœur.

Cher Paulin, en plus de 130 ans, ta Mie de pain a surmonté bien des vicissitudes. Cette maladie est une nouvelle épreuve. Nous la passerons comme les précédentes grâce au courage et à la vaillance des équipes. J’ai confiance en eux. Nous comptons sur toi et les anciens auprès de toi pour nous soutenir et souffler intensément, que bientôt le brouillard se dissipe et qu’on puisse poser nos sacs à terre. S’il te plaît.

Très sincèrement,

Florence Gérard

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